
Contrer les abus des entreprises par le droit au consentement libre, préalable et éclairé des peuples autochtones
Résumé

Photo de Chris Huggins
L’absence de mécanismes de réglementation du gouvernement du Canada pour assurer que les entreprises extractives enregistrées au Canada qui exercent leurs activités à l’étranger respectent les droits de la personne a fait l’objet d’importants débats. Les organes internationaux des droits de la personne ont également critiqué le manque d’action de la part du gouvernement du Canada dans ce domaine. La dernière tentative d’aborder ce sujet a été la création d’un poste d’ombudsman canadien de l’entreprise responsable (OCER). Cependant, la récente publication du décret du Conseil indique que cet organe ne sera pas en mesure de traiter de manière effective les plaintes des victimes.
Le but du présent mémoire est de cerner les problèmes auxquels les peuples autochtones sont confrontés du fait des activités des entreprises extractives canadiennes à l’étranger et de présenter quelques recommandations pour assurer que leurs droits au territoire et au consentement libre, préalable et éclairé (CLPÉ) soient respectés.
Enjeu
Depuis 2000, il y a eu une augmentation considérable des conflits sociaux entourant les opérations minières, en particulier en Amérique latine et en Afrique. En 2012 et 2013, quelque 167 conflits liés à l’exploitation minière ont été enregistrés, impliquant des sociétés minières ayant leur siège social dans 33 pays différents, les deux pays arrivant en tête du classement étant le Canada (30,3 %) et les États-Unis (8,6 %). De tels conflits peuvent entraîner des pertes de vie. Entre 2002 et 2014, Global Witness a dénombré 908 meurtres de défenseurs de l’environnement et de la terre. Dans 115 des cas, les victimes étaient autochtones et environ 17 % (150) des décès étaient reliés au secteur extractif. En ce qui concerne spécifiquement les sociétés minières canadiennes présentes en Amérique latine, le Justice and Corporate Accountability Project (JCAP) a recensé 28 entreprises impliquées dans 44 décès, ainsi que 709 cas de « criminalisation » entre 2000 et 2015. Le JCAP a également constaté [traduction] « que l’exploitation minière affecte souvent les terres autochtones [...] et que dans 10 conflits, les peuples autochtones ont manifestement été victimes de violence et de criminalisation ».
Il existe visiblement un lien entre le Canada, les entreprises extractives et les peuples autochtones à l’étranger, et les relations entre ces parties prenantes peuvent mener à des conflits. De plus, ces relations sont caractérisées par d’immenses déséquilibres de pouvoir et des disparités socio-économiques.
Que peut-on faire pour assurer le respect des droits des Autochtones de manière à prévenir ou résoudre les conflits entre les entreprises extractives canadiennes et les peuples autochtones dans d’autres pays?
Contexte
- Selon Affaires mondiales Canada, en 2013, plus de 50 % des sociétés minières mondiales cotées en bourse avaient leur siège social au Canada. Incontestablement, cela place le Canada en tant que premier pays de l’industrie minière internationale. Ressources naturelles Canada indique que la valeur des actifs miniers canadiens à l’étranger s’élevait à 168,7 milliards de dollars en 2017, plus de la moitié de ces actifs (93,1 milliards) étant situés en Amérique latine.
- Actuellement, le Canada ne reconnaît pas pleinement le droit des peuples autochtones au CLPÉ, tel que reconnu dans le droit international, notamment dans la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (DNUDPA).
- De nombreux organismes internationaux ont recommandé au gouvernement du Canada d’adopter une législation pour s’assurer que les sociétés enregistrées au Canada respectent les droits de la personne lorsqu’elles exercent leurs activités à l’étranger. Par exemple, des organes des Nations Unies tels que le Groupe de travail sur la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises (2018), le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale (2017), le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (2016), le Comité des droits de l’homme (2015) et le Rapporteur spécial sur les droits des peuples autochtones (2014) se sont dits préoccupés par l’insuffisance des consultations des peuples autochtones potentiellement affectés par des projets d’extraction sur leurs terres et le non-respect des normes du CLPÉ.
- Le Comité des droits économiques, sociaux et culturels a recommandé en 2016 que le Canada renforce sa législation en exigeant des études d’impact sur les droits de la personne avant tout investissement. Cette recommandation vise particulièrement Exportation et développement Canada (EDC), qui fournit des milliards de dollars en financement de projets d’extraction. Le Comité a également recommandé que le Canada renforce sa législation régissant la conduite des entreprises canadiennes exerçant des activités à l’étranger et qu’il les oblige à se livrer à un examen de diligence raisonnable en matière de droits de la personne avant d’investir.
- En outre, le gouvernement du Canada devrait créer des mécanismes efficaces pour enquêter sur les plaintes contre les sociétés canadiennes exerçant leurs activités à l’étranger et adopter la législation nécessaire pour faciliter l’accès des victimes d’abus commis par des entreprises à l’étranger à la justice devant les tribunaux nationaux. Sur le plan politique, les responsables canadiens devraient respecter la primauté des droits de la personne sur les intérêts des investisseurs avant de signer des accords commerciaux, fiscaux et d’investissement.
- Les communautés autochtones sont vulnérables du fait qu’elles n’ont pas les ressources financières, matérielles et humaines dont disposent l’État ou les entreprises. Bien qu’elles se battent pour sortir de l’exclusion, elles constituent malheureusement trop souvent le secteur de la société le plus marginalisé sur les plans économique, politique et social. Leurs terres et territoires ancestraux sont situés au-dessus ou à proximité de ressources naturelles très prisées par les entreprises, ce qui accroît leur exposition à des violations de leurs droits. En priorisant l’extraction des ressources du sous-sol plutôt que l’occupation humaine, les cadres juridiques nationaux « modernes » renforcent les déséquilibres de pouvoir entre les différents secteurs de la société.
- Malgré les promesses du gouvernement actuel de conférer au nouvel ombudsman le pouvoir « de mener des enquêtes de façon indépendante, de présenter des rapports, de recommander des solutions et d’en surveiller la mise en œuvre », en ce qui concerne les sociétés canadiennes opérant à l’étranger et le respect des droits de la personne, on ne sait pas encore dans quelle mesure il sera différent de son prédécesseur, le conseiller en responsabilité sociale des entreprises, mis en place par le gouvernement conservateur.
- De plus, le gouvernement donne à l’ombudsman le mandat d’« examiner une plainte déposée par une entreprise canadienne qui estime faire l’objet d’une allégation non fondée concernant une atteinte aux droits de la personne », et ce, « de sa propre initiative ». De ce fait, l’ombudsman, plutôt que d’être attentif aux droits de la personne, pourrait au contraire agir comme mécanisme de contrôle pour les entreprises afin de faire taire leurs critiques. Dans sa forme actuelle, le mandat d’ombudsman risque donc de susciter plus de méfiance que de confiance auprès des communautés affectées par les entreprises minières canadiennes.
- Enfin, la démission en bloc des représentants de la société civile siégeant au comité consultatif de l’OCER laisse à penser qu’il pourrait s’agir d’un « ombudsmanqué ».
Facteurs à considérer
- Il est important de remettre en question la dépendance des gouvernements à l’égard de l’extractivisme et du modèle économique qui le soutient. Dans le contexte actuel, les gouvernements ne parviennent pas à prendre en compte et à protéger les groupes vulnérables, en particulier les peuples autochtones, ce qui aggrave les problèmes structurels déjà présents. Inspiré par le savoir et les expériences des peuples autochtones de partout sur la planète, le post-extractivisme offre des façons de penser et de sortir du « piège de l’extractivisme ».
- La structure asymétrique des rapports de pouvoir affecte également la protection de l’environnement, de la culture et des moyens de subsistance des peuples autochtones. Par exemple, bien que de nombreuses communautés autochtones n’aient pas accès à l’eau potable, les risques environnementaux produits par les projets d’extraction mettent en danger leurs droits à la santé et à la vie.
- Plusieurs politiques canadiennes entrent en contradiction les unes avec les autres, ce qui se traduit par des lacunes dans les politiques étrangères, commerciales et d’aide internationale. Par exemple, il y a une incohérence entre l’engagement du Canada envers la protection des défenseurs des droits de la personne et son actuelle politique de diplomatie économique, qui pourrait avoir d’importantes répercussions sur les droits de la personne. La primauté de la politique commerciale au détriment des droits de la personne a coûté très cher aux peuples autochtones au Canada et à l’étranger. Dans des cas attestés, le gouvernement du Canada a défendu, par l’intermédiaire de ses ambassades, des entreprises accusées de complicité dans la criminalisation, l’agression, le meurtre et le viol de défenseurs des droits de la personne à l’étranger.
- Les questions qui entrent ici en jeu relèvent directement du mandat de différentes institutions fédérales, comme le nouvel OCER, Affaires mondiales Canada, le ministère des Ressources naturelles et EDC.
Recommandations
Pour le gouvernement fédéral
- Mettre en œuvre de façon intégrale la DNUDPA et reconnaître au Canada et à l’étranger la compétence des peuples autochtones, ainsi que leurs droits à l’autodétermination et au CLPÉ. À cette fin, le gouvernement du Canada doit harmoniser ses politiques étrangère, commerciale et de développement international. Pour contrer et réduire les inégalités de pouvoir entre les détenteurs de droits, les États et les entreprises privées doivent respecter les droits autochtones. Bien que, en raison du principe de souveraineté nationale, le gouvernement du Canada ne peut pas faire respecter les droits autochtones dans d’autres pays, il peut influencer le comportement des entreprises enregistrées au Canada qui exercent des activités à l’étranger.
- Agir contre la corruption et l’impunité des entreprises. Le gouvernement du Canada doit faire respecter la Loi sur la corruption d’agents publics étrangers et fournir un financement adéquat à la GRC pour qu’elle enquête sur les cas de corruption par pots-de-vin. Également, le Canada devrait revoir quels éléments du droit des sociétés permettent aux entreprises transnationales d’éviter leurs responsabilités (par exemple, le voile corporatif). Enfin, le Canada devrait revoir ses accords permettant l’évasion d’impôts des sociétés dans des paradis fiscaux.
- Promulguer la responsabilité pénale et civile extraterritoriale des entreprises. Le gouvernement du Canada doit adopter des lois pénales et civiles qui s’étendent à la conduite des sociétés à l’étranger. Ces lois devraient également répondre à la recommandation de 2018 du Groupe de travail des Nations Unies selon laquelle le Canada doit [traduction] « s’attaquer aux obstacles qui empêchent les particuliers et les collectivités touchés par les activités des entreprises canadiennes à l’étranger de chercher des recours efficaces au Canada dans les cas appropriés » et appliquer les recommandations stratégiques du Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme visant à améliorer la responsabilisation et l’accès aux recours pour les victimes de violations des droits de la personne commises par des entreprises.
- Intégrer les droits des autochtones et les droits de la personne dans les accords fiscaux, commerciaux et d’investissement. Les politiques économiques du Canada doivent reconnaître les droits des peuples autochtones à l’autodétermination et au CLPÉ. De tels accords doivent également reconnaître la primauté des obligations internationales en matière de droits de la personne sur les intérêts des investisseurs, par exemple en rendant obligatoires les études d’impacts sociaux et environnementaux dès l’étape de l’exploration, faute de quoi les droits sociaux, économiques, culturels et environnementaux risquent d’être subordonnés aux impératifs commerciaux. Les études d’impact devraient également spécifier les impacts sur les femmes, les peuples autochtones et les communautés locales. Les mêmes obligations doivent s’appliquer à EDC, en rendant obligatoires les études d’impact sur les droits de la personne avant l’allocation de fonds, d’assurances ou de prêts, et en établissant des mécanismes clairs pour empêcher l’exploitation des ressources dans des contextes où les droits de la personne pourraient être violés.
- Soutenir la Déclaration des Nations Unies sur les droits des paysans et des autres personnes travaillant dans les zones rurales. En appuyant cette déclaration, le gouvernement pourrait contribuer à apporter une plus grande sécurité juridique à ces groupes vulnérables souvent touchés par les activités extractives.
- Permettre aux victimes de violations des droits de la personne d’avoir accès au système judiciaire canadien. Le gouvernement du Canada devrait adopter une législation particulière qui s’attaque aux obstacles juridiques nationaux rencontrés par les victimes de violations des droits de la personne liées aux activités extractives canadiennes à l’étranger.
- Améliorer l’accès à l’information, la transparence et la responsabilisation. Le gouvernement du Canada devrait s’assurer que toutes les entités publiques qui s’occupent de près ou de loin de questions liées aux peuples autochtones et aux projets d’extraction, y compris les missions diplomatiques canadiennes, sont assujetties aux mêmes normes d’accès à l’information.
- Établir des « zones interdites ». La politique étrangère du Canada devrait englober un principe d’interdiction générale de nouveaux investissements à des activités extractives canadiennes si les conditions nécessaires à la reconnaissance des droits des peuples autochtones n’existent pas ou s’il y a une probabilité que ces droits soient violés.
Membres du Groupe de recherche interdisciplinaire sur les territoires de l’extractivisme (GRITE)

Marie-Dominik Langlois
Marie-Dominik Langlois Étudiante au PhD en sociologie à l’Université d'Ottawa, Marie-Dominik Langlois a travaillé comme coordonnatrice dans différentes organisations de droits humains pour l’Amérique latine ou sur les enjeux extractifs de 2005 à 2013. Coordonnatrice du Groupe de recherche interdisciplinaire sur les territoires de l’extractivisme (GRITE) depuis 2017, elle a collaboré à différents projets de recherche sur les questions minières et l’Amérique latine et a traduit des textes académiques de féministes latino-américaines de l’espagnol au français. Ses recherches portent sur la réaffirmation identitaire du peuple xinka, sa résistance à l’exploitation minière et sa défense du droit à la consultation dans le Sud-Est du Guatemala.

Salvador Herencia
Salvador Herencia est le Directeur de la Clinique de Droits de la Personne du Centre de recherche et d'enseignement sur les droits de la personne et Candidat au doctorat en droit, Université d'Ottawa.

Karine Vanthuyne
Karine Vanthuyne est professeure agrégée à l’École d’études sociologiques et anthropologiques à l’Université d’Ottawa. À la croisée de l'anthropologie médicale et de l'anthropologie politique, ses recherches portent sur la mémoire, l'identité, ainsi que la défense des droits des peuples autochtones.

Willow Scobie
Willow Scobie est professeure adjointe à l'École d'études sociologiques et anthropologiques et codirectrice du Groupe de recherche interdisciplinaire sur les territoires de l'extractivisme à l'Université d'Ottawa. Elle travaille avec des membres de la communauté de Mittimatalik / Pond Inlet, au Nunavut, sur des sujets de préoccupation, notamment la consultation, la dynamique intercommunautaire et l'utilisation des médias sociaux (informations provenant de la mine de fer locale et concernant celle-ci).

Penelope Simons
Penelope Simons est professeure agrégée à la Faculté de droit (Section de common law) de l'Université d'Ottawa. Elle est titulaire d'un LLM et d'un doctorat en droit international de l'Université de Cambridge. Avant d'occuper son poste à la Faculté de droit, Penelope était chargée de cours en droit à l'Université Oxford Brookes, à Oxford, au Royaume-Uni. Elle a été admise au Barreau de la Colombie-Britannique en 1996 et a pratiqué le droit des sociétés et le droit commercial au sein de McCarthy Tétrault LLP. Elle a également travaillé dans le secteur non gouvernemental sur les questions de paix et de désarmement.Ses recherches portent sur les entreprises et les droits humains, en particulier sur les impacts sur les droits humains de l’activité des industries extractives aux niveaux national et extraterritorial; la responsabilité de l'État pour complicité dans les violations des droits humains par des entreprises; la réglementation des sociétés transnationales; extraction de ressources et genre; ainsi que les intersections entre l'activité des sociétés transnationales, les droits humains et le droit économique international.