
Résumé

Des années de politiques publiques canadiennes ont rendu la participation en ligne essentielle à la vie sociale, culturelle, économique, politique et démocratique des Canadiens. Malheureusement, la violence sexiste facilitée par la technologie, ainsi que la discrimination et le harcèlement liés aux pratiques de collecte de données des entreprises limitent le droit des filles et des femmes à une participation pleine et égale en ligne. Compte tenu de l’intégration de plus en plus transparente des expériences en ligne et hors ligne (surtout pour les jeunes Canadiens), la participation inégale en ligne nuit à la participation des filles et des femmes dans toutes les sphères de la vie. Il est donc essentiel d’élaborer une stratégie nationale globale du numérique qui comprenne des mesures visant à s’attaquer efficacement à ces contraintes. Le ministre de l’Innovation, des Sciences et du Développement économique (ISDE) a récemment dévoilé la Charte numérique du Canada, qui souligne l’importance de se mobiliser contre la violence sexiste facilitée par la technologie en tant qu’enjeu électoral.
Enjeu
- Les attaques omniprésentes contre les filles et les femmes dans les espaces en réseau (comme le trollage, les menaces de viol, le dénigrement de l’apparence et d’autres formes de violence sexiste facilitée par la technologie intégrant le racisme, le colonialisme, l’homophobie et la transphobie, ainsi que d’autres formes d’oppression systémique) poussent ces dernières hors du domaine public en ligne. Cette forme d’exclusion mine le droit des filles et des femmes à une participation égale à tous les aspects de la vie, réduisant ainsi l’ampleur, la diversité et la qualité de la vie publique canadienne.
- Pour répondre efficacement à la violence sexiste facilitée par la technologie, il faut s’attaquer non seulement aux comportements des agresseurs et aux inégalités structurelles sous-jacentes qui favorisent le développement d’attitudes haineuses à l’égard des filles et des femmes, mais aussi aux effets de notre modèle actuel de l’Internet fondé sur les « données en échange de services ». Selon ce modèle, les pratiques de collecte de données et de marketing des entreprises contribuent à la discrimination et au harcèlement envers les filles et les femmes.
Contexte
- Les filles et les femmes (y compris celles qui détiennent un mandat électif ou se portent candidates à une élection) sont souvent la cible de contenus haineux, harcelants et discriminatoires en ligne, y compris des menaces de violence sexuelle. Les réponses politiques canadiennes à ces attaques sont généralement concentrées sur les recours juridiques en matière pénale et civile visant les auteurs individuels, même si la réponse de la police aux plaintes relatives à ces questions est souvent inadéquate. Ces approches, bien que nécessaires, ne s’attaquent pas pleinement aux structures sous-jacentes qui engendrent des attitudes haineuses à l’égard des femmes et des filles, et ne répondent pas nécessairement aux besoins et aux aspirations des filles et des femmes qui sont ciblées. Des modèles permettant de répondre de manière plus complète aux besoins des personnes ciblées par les attaques en ligne ont été élaborés en Australie (eSafety Commissioner) et en Nouvelle-Zélande (NetSafe), et, sous des formes plus limitées, au Manitoba et en Nouvelle-Écosse.
- Les fournisseurs de services en ligne jouent également un rôle dans la violence sexiste facilitée par la technologie. Les pratiques en matière de collecte de données des entreprises encouragent les utilisateurs (en particulier les jeunes) à divulguer des renseignements qui, à leur tour, sont utilisés dans la publicité commerciale et d’autres supports marketing fondés sur des stéréotypes étroits. Ces pratiques renforcent les stéréotypes en privilégiant des représentations étroites du genre parce que ces représentations étroites attirent le public et aident à vendre des produits. Les filles et les jeunes femmes qui ne se conforment pas à ces stéréotypes sont souvent harcelées par les autres, ce qui les dissuade massivement de s’engager pleinement dans la sphère publique en ligne.
- Les lois canadiennes actuelles sur la protection de la vie privée numérique ne font pas grand-chose, voire rien, pour restreindre la collecte et le traitement de ces données parce qu’elles reposent sur des notions de consentement qui n’ont plus de sens du fait qu’elles exigent simplement de cliquer sur les conditions d’utilisation pour avoir accès à des services en ligne. Les mécanismes de consentement simples ne suffisent pas à protéger les filles et les femmes dans cet environnement, car les technologies en réseau font désormais partie intégrante de leur vie sociale, de leur école et de leur travail rémunéré, et elles n’ont d’autre choix que d’accepter les conditions d’utilisation, même si elles ne les approuvent pas. Bien que d’autres administrations aient créé de nouvelles options réglementaires pour régler certains de ces problèmes de protection de la vie privée, comme le « droit à l’oubli » dans l’UE et le « droit à l’effacement » en Californie, les commissaires fédéraux, provinciaux et territoriaux à la vie privée et à l’information du Canada ne disposent pas actuellement de ressources ou de pouvoirs adéquats pour intervenir.
- La conception commerciale de plateformes en ligne, qui recueillent des renseignements sur les jeunes et les bombardent d’images de genre stéréotypées, encourage les jeunes à reproduire ces stéréotypes afin d’attirer les likes (mentions J’aime). Cela expose les jeunes à des conflits avec d’autres personnes qui surveillent et jugent leur propre représentation. Cette boucle de rétroaction est à la base d’une grande partie des conflits et du harcèlement dont les filles et les femmes sont victimes en ligne.
- Le comportement de harcèlement de la part d’autrui est souvent privilégié par des algorithmes des entreprises qui sont conçus pour amener le contenu qui attire les internautes (souvent par le recours à l’outrage) en tête des résultats de recherche.
- Ces comportements et pratiques en ligne contribuent à ce que les filles et les femmes courent un risque disproportionné d’être ciblées par la violence sexiste facilitée par la technologie. Les personnes marginalisées par rapport à d’autres axes de discrimination, comme le racisme et le colonialisme, peuvent être encore plus vulnérables à la violence sexiste facilitée par la technologie.
- Les réponses parlementaires à la violence sexiste facilitée par la technologie ont été élaborées avec peu de consultation directe des jeunes, sinon aucune. Avant la publication de la Charte numérique d’ISDE, les réponses avaient également été séparées des décisions de plus vaste portée qui plaçaient les technologies numériques non réglementées au centre de la politique économique, culturelle et sociale fédérale canadienne. En outre, les réponses à la violence sexiste facilitée par la technologie se sont largement concentrées sur les mécanismes de droit pénal, sans qu’une attention suffisante soit accordée aux approches fondées sur les droits de l’homme ou à la réglementation des fournisseurs de services en ligne. En outre, même lorsque le droit pénal en vigueur s’applique aux cas de violence sexiste facilitée par la technologie, les autorités chargées de l’application des lois omettent trop souvent de prendre au sérieux les signalements de ce comportement.
Facteurs à considérer
- Historiquement, les discussions fédérales sur la réglementation de l’industrie en ligne et celles sur la lutte contre la haine en ligne se sont déroulées distinctement, mais des approches comme celle de la Charte numérique ouvrent des possibilités de reconnaître les liens qui existent entre les deux. Bien que la Charte numérique ne traite pas explicitement de la violence sexiste facilitée par la technologie, elle reconnaît la haine en ligne comme une question de sûreté et de sécurité qui doit nécessairement être abordée dans tout plan d’action visant à bâtir un « Canada plus fort et plus compétitif ». Il sera essentiel d’intégrer dans cette discussion élargie un point de mire sur les impacts négatifs que la violence sexiste facilitée par la technologie a sur la capacité des filles et des femmes de participer pleinement à l’économie de l’information, à laquelle les gouvernements fédéraux canadiens accordent la priorité depuis des décennies.
- Les réponses du Parlement du Canada à la violence sexiste facilitée par la technologie se sont largement concentrées sur le droit pénal réactif, sans améliorer la capacité des services de police de traiter ce genre de plaintes de façon utile, et sans se concentrer suffisamment sur le fait que les droits à l’égalité, à la vie privée et à la libre expression sont reconnus à l’échelle nationale et internationale.
- Par exemple, malgré la reconnaissance généralisée du problème de la propagande haineuse en ligne, le Canada a abrogé en 2013 l’article 13 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui prévoyait un recours proactif et fondé sur les droits de la personne contre les attaques haineuses fondées sur l’identité. De plus, le Canada a réduit sa capacité de réglementation en matière de contenu préjudiciable en restreignant son droit d’adopter ou de maintenir des mesures qui imposeraient une responsabilité aux fournisseurs de services en ligne dans ses plus récentes négociations de libre-échange avec les États-Unis et le Mexique (article 19.17 de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique).
Recommandations
- Les discussions politiques sur l’avenir numérique du Canada doivent aborder les impacts négatifs de la violence sexiste facilitée par la technologie et les conséquences néfastes de la protection inadéquate de la vie privée des filles et des femmes en ligne. Pour ce faire, il faudra non seulement élaborer des réponses efficaces aux attaques individuelles et aux structures discriminatoires sous-jacentes, mais aussi examiner le rôle que joue le modèle commercial actuel fondé sur les « données en échange de services » dans la création et le maintien d’obstacles à la participation pleine et égale des filles et des femmes.
- Ces considérations devraient être intégrées dans une stratégie nationale du numérique qui comprendrait ce qui suit :
- Réglementer les fournisseurs de services en ligne afin d’exiger plus de transparence et de responsabilité dans la collecte, l’utilisation et la distribution des données des utilisateurs, ainsi que dans leurs réponses aux plaintes concernant les attaques facilitées par la technologie.
- Favoriser une collaboration directe avec des filles et des femmes provenant d’un large éventail de milieux sociaux et de groupes d’âge afin de veiller à ce que l’accent soit mis sur les impacts de l’imbrication des axes de discrimination qui influencent les réalités vécues par les membres de ces groupes.
- Centrer les interventions juridiques visant à promouvoir l’égalité des filles et des femmes en ligne sur la responsabilité de la communauté, des auteurs individuels et des entreprises, plutôt que de transférer cette responsabilité aux filles et aux femmes elles-mêmes ou d’utiliser la violence sexiste facilitée par la technologie comme excuse pour une expansion inutile des pouvoirs policiers et de la surveillance.
- Reconnaître la valeur des connaissances et de la collaboration communautaires sur le terrain comme étant essentielles à l’élaboration de réponses à la violence sexiste facilitée par la technologie qui soient significatives pour les filles et les femmes d’un large éventail de milieux sociaux. Pour ce faire, il faudrait :
- faire participer activement les organismes communautaires aux processus d’élaboration des politiques et veiller à ce qu’ils disposent des ressources nécessaires pour participer à ces processus sur un pied d’égalité avec l’industrie;
- fournir du financement et d’autres ressources à ces organismes pour appuyer leurs recherches et leurs initiatives individuelles et collectives.
- Offrir une formation et des ressources adéquates aux agents des forces de l’ordre pour leur permettre de traiter les plaintes relatives à la violence sexiste facilitée par la technologie, et les sensibiliser sur le plan judiciaire aux contextes sociaux, culturels, techniques et commerciaux pertinents dans les affaires de violence sexiste facilitée par la technologie qui leur sont soumises.
- Fournir un soutien accru aux cibles de violence sexiste facilitée par la technologie pour qu’elles puissent faire face aux incidents, en mettant sur pied un organisme administratif centralisé possédant une expertise dans les domaines de la technologie des communications, de la violence sexiste facilitée par la technologie et de la discrimination, en tirant des leçons de modèles tels ceux de l’eSafety Commissioner d’Australie, du NetSafe de Nouvelle-Zélande et des organismes au Manitoba et en Nouvelle-Écosse.
- Réinstaurer, à l’égard de la haine en ligne (y compris de la misogynie et du racisme en ligne), un mécanisme fédéral de traitement des plaintes fondé sur les droits de la personne.

Jane Bailey est professeure titulaire à la Section de Common Law de l'Université d'Ottawa. Ses recherches portent sur l'impact de l'évolution des technologies sur l'égalité, la vie privée, la liberté d'expression et le multiculturalisme, ainsi que sur l'impact sociétal et culturel de l’Internet et les nouvelles formes de contrôle technologique privé, en particulier auprès des membres de communautés socialement défavorisées.

Valerie Steeves est professeure titulaire au Département de criminologie de l'Université d'Ottawa. Ses recherches portent sur l’impact des nouvelles technologies sur les droits de la personne. Chercheuse principale du projet de recherche Jeunes Canadiens dans un monde branché de MediaSmart, elle suit depuis 1999 l’utilisation des nouveaux médias par les jeunes.