
Résumé

Nous sommes entrés dans une ère de gouvernance mondiale polycentrique complexe, où des zones imparfaitement délimitées de l’ordre mondial répondent à des dynamiques distinctes et sont le théâtre de coalitions d’intérêts différentes. Les relations entre la Chine et les É.-U. sont en proie à un antagonisme grandissant. La Chine jouera un rôle déterminant, mais variable, dans presque tous les enjeux mondiaux, parfois en accord avec les intérêts canadiens, parfois non. En conséquence, le Canada doit transformer son approche à l’égard de la Chine en une relation adaptative et sectorielle, c’est-à-dire une relation dont le caractère et le ton sont à moduler en fonction des différents domaines. La politique du Canada à l’égard de la Chine doit également être robuste (résolue quant aux intérêts fondamentaux à maintenir ou à renforcer), ciblée (exempte d’énoncés généralisateurs), fidèle à la réalité (reflétant la réalité sur le terrain et reposant sur des attentes réalistes) et attentive (aux interprétations susceptibles d’être faites par la Chine).
Enjeu
Les rapports entre le Canada et la Chine doivent passer d’une relation binaire « chaude » ou « froide » à une relation adaptative et sectorielle, tant dans nos relations avec la Chine à l’échelle mondiale, en considérant nos liens avec les É.-U. et la Chine, que dans le cadre de nos relations bilatérales.
Contexte
- Les fluctuations récentes entre relations « chaudes » et « froides » se sont traduites par un manque de continuité fondamentale de la politique canadienne envers la Chine, l’adoption d’une politique plus antagoniste se traduisant par des années de rapports politiques restreints.
- Les discours officiels au sujet de la Chine ont tendance à être binaires (« commerce contre droits de la personne »), peu raffinés (portant surtout sur la prospérité ou sur les valeurs) et amalgamés (positifs/négatifs).
Facteurs à considérer
- Nous sommes entrés dans une période de gouvernance mondiale polycentrique complexe en termes de géographie, d’intervenants et de problématiques. Cela signifie que différents secteurs de l’ordre mondial, non clairement délimités, répondront à leurs propres dynamiques, et ce, à plusieurs niveaux. De plus, la Chine jouera un large éventail de rôles en fonction des enjeux mondiaux concernés, tantôt obstructionniste ou perturbatrice, tantôt innovante, ou encore offrant son soutien aux institutions internationales existantes.
- En l’espace d’une vingtaine d’années, la Chine est passée d’une économie presque complètement isolée à la deuxième économie la plus dominante au monde, devenant le principal fabricant de la plupart des biens, le plus grand consommateur de produits de base et le plus grand contributeur à la croissance du PIB mondial. En outre, elle figure parmi les deux premiers marchés d’importation ou d’exportation pour 56 % des pays du monde (dont les É.-U., l’UE, l’Inde, le Brésil, le Japon, la Russie, le Nigéria et le Canada), elle est le plus grand émetteur de dioxyde de carbone, le premier consommateur de voitures électriques, le principal participant à la reforestation au niveau mondial, elle possède le deuxième plus imposant budget militaire au monde et elle est le deuxième plus important contributeur au budget des opérations de maintien de la paix des Nations Unies.
- L’avènement de la Chine en tant que superpuissance mondiale et source d’influence sur les règles du jeu internationales revêt une importance particulière pour la politique étrangère du Canada, car ce type d’influence est exercé pour la première fois par une entité autoritaire mue par des principes sociopolitiques très différents des nôtres.
- Sous Xi Jinping, la Chine s’est affirmée davantage à l’échelle internationale et a revu son approche en ce qui concerne les réformes intérieures, poursuivant sa progression dans certains domaines et reculant dans d’autres.
- Dans l’ensemble des pays développés, de façon notable aux É.-U., les points de vue sur la Chine se sont sévèrement durcis avec l’émergence d’un consensus selon lequel la politique d’engagement avec la Chine, fondée sur l’anticipation d’une libéralisation progressive de l’appareil politique, de l’économie et de la société chinoise, a échoué. Toutefois, cette logique surestime la capacité des pays développés d’influencer la politique intérieure chinoise, elle ne doit pas nécessairement reposer sur l’hypothèse que la Chine devienne prochainement une démocratie libérale et elle sous-estime à quel point ce pays a façonné la mondialisation et, à son tour, a été marqué par elle.
- Compte tenu du rétrécissement de la marge de manœuvre dans l’élaboration d’une politique envers la Chine, en particulier dû à l’antagonisme grandissant entre la Chine et les É.-U., la nuance, la précision et la clarté sont devenues primordiales. Le temps où l’on pouvait discuter vaguement d’approfondir ou de restreindre les rapports avec la Chine est révolu. Nous devons maintenant préciser quand, dans quels domaines, comment et pourquoi établir ces discussions. Le Canada doit également œuvrer à se tailler de l’espace pour l’élaboration de politiques indépendantes envers la Chine.
Recommandations
- Aller au-delà des analyses binaires de l’ordre mondial. À l’échelle mondiale, différentes thématiques commandent différents types de partenariats. La politique étrangère canadienne doit être agile. Il faut accepter qu’il n’existe pas de coalition permanente d’une « communauté de pays aux opinions convergentes » dans tous les domaines et travailler au-delà de nos zones de confort, à différents niveaux de gouvernement et avec la société civile.
- Construire avec la Chine une « relation adaptative et sectorielle » dont le caractère et le ton sont à moduler en fonction des domaines. Il faut résister à la tentation de recourir à l’interrupteur marche/arrêt, à la surenchère ou de réagir d’un seul bloc. Le Canada doit savoir atténuer certains aspects de ses relations en période de tension, sans toutefois mettre tous les aspects en veilleuse.
- Le Canada peut être en accord avec la plupart des intervenants chinois au sujet de la lutte contre les changements climatiques, être en accord avec certains intervenants chinois au sujet de la réforme de l’OMC et la défense du multilatéralisme, et peut être en désaccord avec de nombreux intervenants chinois au sujet de la gouvernance d’Internet ou de la mise en œuvre de mécanismes de surveillance sociale.
- Bien souvent, il n’y a pas de consensus en Chine sur de nombreuses questions cruciales pour les intérêts canadiens, comme la protection de la propriété intellectuelle. Il est nécessaire de comprendre dans le détail où se trouvent nos partenaires en Chine sur les questions d’importance. Le Canada devrait tirer parti des liens les plus prometteurs et ouvrir la porte à des partenariats non traditionnels.
- Élaborer à l’égard de la Chine un discours plus nuancé allant au-delà des raccourcis populaires tels que la vision binaire du « commerce contre les droits humains ». Formuler des réponses politiques distinctes et prévisibles à l’égard de différents types de comportements chinois contraires à nos intérêts. Il y a certaines situations où le Canada devrait « lâcher prise », car ce sont les Chinois qui ont une autorité légitime, certaines situations où le Canada devrait « coopérer » et/ou offrir son expertise, lorsqu’il y a réceptivité, d’autres situations où le Canada devrait « rester ferme », en cas d’impact direct sur les intérêts canadiens, et enfin des situations où il devrait « convier et remettre en cause » la Chine au niveau international, par exemple en ce qui a trait au respect des accords internationaux. L’objectif ici doit être de maintenir le dialogue avec la Chine, et non de l’isoler. Des problèmes surviennent lorsqu’il y a décalage entre le type de comportement de la Chine et le niveau de réponse du Canada. Les questions relatives au respect des accords internationaux ne peuvent être traitées dans le cadre de nos relations commerciales bilatérales.
- Renforcer les institutions nationales et réévaluer les « limites à ne pas franchir » pour le Canada, à la lumière des nouveaux défis posés par l’avènement de la Chine en tant que source d’influence sur les règles mondiales. Il s’agit notamment d’investir dans le renforcement des institutions canadiennes liées à l’exercice de la démocratie ainsi qu’aux droits et libertés individuels et de rafraîchir leurs fondements face à la montée des discours antilibéraux. Cela suppose également une réévaluation des pratiques exemplaires dans des domaines tels que la R&D, la liberté de l’enseignement, la liberté de la presse et la gouvernance des données et d’Internet.
- Travailler à maintenir les voies de communication ouvertes en tout temps. Le ton de la politique du Canada à l’égard de la Chine, qui peut être modulé en fonction des enjeux et du moment, devrait être dissocié de la structure des relations avec la Chine (dialogues officiels et voies de communication), qui devraient rester en place et continuer de s’approfondir, malgré les changements de gouvernement.
- Pour que tout cela soit réalisable, il faut systématiquement accroître les connaissances et la compréhension du Canada à l’égard de l’Asie et de la Chine, et ce, dans tous les domaines.

Pascale Massot est professeure adjointe à l’École d’études politiques à l’Université d’Ottawa. Ses travaux de recherche portent sur la gouvernance des marchés de ressources internationaux, l’économie politique de la région de l’Asie-Pacifique et de la Chine en particulier.