Sexe, VIH et stigmatisation : mettre fin à la criminalisation injuste de la non-divulgation du VIH - Jennifer Kilty et Michael Orsini

Publié le mardi 2 juillet 2019

Impact

Résumé

  • Profil ombré du visage avec une boucle d'oreille en forme de ruban VIH
    Le Canada a été, dans le passé, le théâtre d’interventions musclées en matière de poursuites judiciaires contre les personnes atteintes du VIH qui n’ont pas divulgué leur séropositivité à leurs partenaires sexuels. À l’heure actuelle, des personnes peuvent être accusées d’agression sexuelle grave et emprisonnées même s’il n’y a pas eu transmission du VIH. Bien que certains progrès aient été réalisés dans la lutte contre la « surcriminalisation » de la non-divulgation du VIH, trop de personnes vivant avec le VIH continuent d’être poursuivies et emprisonnées, même si elles peuvent avoir des raisons valables de ne pas divulguer leur séropositivité à un partenaire, notamment la peur de la violence, de la stigmatisation et du racisme.
  • La criminalisation aggrave les défis réels auxquels sont déjà confrontées les personnes vivant avec le VIH/sida, dont beaucoup sont en situation de marginalisation dans la société. Dans le cas des hommes racialisés, par exemple, la couverture médiatique canadienne reproduit des représentations stigmatisantes de ces hommes qui imprègnent le discours populaire. Selon une étude, les hommes immigrés noirs vivant avec le VIH accaparent 61 % de la couverture médiatique, même s’ils [traduction] « ne représentent que 15 % des accusés » (Mykhalovskiy et coll., 2016).
  • Le gouvernement fédéral doit prendre des mesures concertées, avec les provinces et les territoires, pour s’assurer que les meilleures données probantes sur la transmission du VIH sont mises à contribution pour éclairer les politiques et faire en sorte que les personnes vivant avec le VIH ne soient pas ciblées et stigmatisées davantage. Les méfaits associés à la criminalisation de la non-divulgation du VIH l’emportent de loin sur les avantages pour la santé publique qui peuvent en découler.

Enjeu

  • Les gouvernements fédéral et provinciaux doivent mobiliser les preuves scientifiques solides qui existent déjà au sujet de la transmission du VIH et des réalités de la prise de décisions à caractère sexuel et de la non-divulgation, afin d’enrayer la désinformation et de contrer les idées nuisibles sur les actions des personnes soi-disant « irresponsables » qui vivent avec le VIH.
  • Le recours au système de justice pénale ne convient que dans les cas exceptionnels où il est possible d’établir un motif clair quant à la transmission du VIH et l’intention de causer un préjudice. Il faut établir une distinction en droit entre, d’une part, l’acte de non-divulgation et, d’autre part, l’intention démontrable de transmettre volontairement le virus à une personne et la transmission réelle.
  • Dans la foulée de la directive de 2018 de l’ancienne procureure générale Jody Wilson-Raybould sur la non-divulgation du VIH, qui demandait de restreindre le recours au système de justice pénale, il faut continuer d’exercer des pressions pour prévenir les dangers de la surcriminalisation dans toutes les provinces, puisque la directive ne s’applique actuellement qu’aux trois territoires.

Contexte

  • La « criminalisation du VIH » renvoie au [traduction] « recours au système de justice pénale pour accuser et/ou poursuivre des personnes vivant avec le VIH qui, selon les allégations, ont exposé leurs partenaires sexuels au VIH, ont omis de leur divulguer leur état ou ont transmis le VIH par voie sexuelle » (Mykhalovskiy et coll., 2016).
  • Le Canada se distingue à l’échelle mondiale par ses poursuites vigoureuses contre les personnes vivant avec le VIH, arrivant au troisième rang derrière les États-Unis et la Russie. À ce jour, près de 200 personnes ont été accusées au criminel au Canada, le plus souvent d’agression sexuelle grave, pour avoir omis de divulguer leur séropositivité (voir le Réseau juridique canadien VIH/sida). Dans la majorité des cas, les condamnations résultaient simplement de l’exposition d’un partenaire sexuel au risque d’infection à VIH. Dans de trop nombreux cas, des personnes ont été condamnées même lorsque le risque de transmission était minime, voire nul.
  • Un jugement historique de 1998 de la Cour suprême du Canada (R. c. Cuerrier) a établi que le défaut de divulguer la séropositivité à un partenaire « vicie » (annule) le consentement obtenu pour une activité sexuelle. Par conséquent, une personne séropositive peut être déclarée coupable d’agression sexuelle grave si elle ne révèle pas sa séropositivité à un partenaire sexuel et si l’activité en question pose un « risque important » de transmission. En 2012, la Cour suprême a statué que les personnes vivant avec le VIH sont tenues de divulguer leur séropositivité à leurs partenaires sexuels avant de se livrer à des activités sexuelles qui posent une « possibilité réaliste » de transmission du VIH (R. c. Mabior, 2012). Les personnes qui omettent de divulguer leur état peuvent faire face à des accusations criminelles, le plus souvent d’agression sexuelle grave, ce qui est passible d’une peine maximale d’emprisonnement à perpétuité.
  • Des dizaines d’experts scientifiques du VIH ont publié une déclaration de consensus en 2018 (https://onlinelibrary.wiley.com/doi/epdf/10.1002/jia2.25161) appelant les autorités à tenir compte des preuves scientifiques sur les risques faibles ou inexistants de transmission lorsque des préservatifs sont utilisés et que les individus ont une charge virale faible ou indécelable. Des militants canadiens, représentant des personnes vivant avec le VIH/sida, et des universitaires ont déclaré partager ces préoccupations.
  • La criminalisation de la non-divulgation du VIH a été critiquée parce qu’elle renforce les idées préconçues sur les risques réels de transmission, aggrave la stigmatisation, décourage le dépistage du VIH, réduit l’accès aux services de soutien et augmente le risque de violence auquel sont exposées les femmes vivant avec le VIH. Les auteurs de ces critiques se demandent pourquoi les gens prendraient le risque de se soumettre au dépistage s’ils peuvent être considérés comme des criminels en puissance s’ils ne divulguent pas leur séropositivité, même s’ils ont pris des précautions très efficaces comme l’utilisation d’un condom ou si leurs médicaments les ont rendus non infectieux.

Facteurs à considérer

  • La criminalisation de la non-divulgation du VIH va à l’encontre des objectifs de santé publique consistant à encourager les gens à se prêter à un test de dépistage du VIH, puisque la connaissance de sa séropositivité peut être utilisée contre une personne dans une affaire criminelle.
  • Les droits de la personne et la dignité de ceux et celles qui vivent avec le VIH devraient revêtir une importance primordiale dans la réforme du droit pénal. Celle-ci devrait reconnaître le fait que le recours actuel au système de justice pénale pour réglementer la conduite ou le comportement de ces personnes nous amène à les traiter comme des êtres immoraux, fourbes et calculateurs.
  • On observe dans le public un appétit fort et mal avisé pour le recours au système de justice pénale comme moyen de communiquer les bonnes et les mauvaises façons d’agir si vous êtes séropositif, sans que cela s’accompagne d’une discussion sur les responsabilités mutuelles associées à un comportement sexuel responsable et consensuel.
  • L’action canadienne doit être [traduction] « limitée aux cas de transmission réelle et intentionnelle du VIH. Tous les éléments suivants devraient être exigés à l’appui d’une poursuite : la preuve que la personne avait l’intention de transmettre le VIH, la preuve que la personne s’est livrée à une activité sexuelle susceptible de transmettre le virus, la preuve que le VIH a effectivement été transmis et, dans le cas d’une condamnation, une peine proportionnelle au préjudice effectivement causé » (Déclaration de consensus communautaire).
  • La société n’a pas intérêt à traiter toutes les personnes vivant avec le VIH qui ne divulguent pas leur séropositivité comme de possibles prédateurs sexuels trompeurs. Une réponse hypercriminalisée envers la non-divulgation du VIH qui définit toutes les affaires impliquant la transmission du VIH ou l’exposition au VIH en termes simplistes, tels que « délinquants » et « victimes », même lorsque le risque de transmission est minime ou nul, est contre-productive sur les plans de la sensibilisation au VIH, du traitement et de la prévention.
  • Plus de trois décennies après le début de l’épidémie, et malgré des progrès marqués en matière de traitement, peu de progrès ont été réalisés pour ce qui est de contrer les représentations dominantes stigmatisantes des personnes vivant avec le VIH. Au lieu d’idées simplistes concernant la culpabilité ou l’innocence, les réformes du droit criminel peuvent favoriser une meilleure appréciation du monde nuancé et complexe dans lequel se prennent les décisions à caractère sexuel. Les expériences concrètes des personnes vivant avec le VIH sont marquées aux sceaux de la pauvreté, de la violence, du sexisme, de l’homophobie et du racisme.

Recommandations

  • Option 1 – Introduire en matière de justice pénale des réformes qui limiteraient la portée de la loi uniquement aux cas où il y a eu transmission intentionnelle et réelle du VIH à la suite de la non-divulgation. Les cas impliquant la non-divulgation de la séropositivité ne devraient pas être traités avec l’instrument rudimentaire des lois existantes sur les agressions sexuelles, lesquelles devraient plutôt être réservées aux crimes graves impliquant des lésions corporelles.
    • L’option 1 est la plus ambitieuse, la plus étendue et probablement la plus difficile à mettre en œuvre compte tenu du long processus associé à une réforme du Code criminel. Pourtant, c’est l’intervention politique la plus importante qui s’impose pour endiguer la vague de la surcriminalisation.
  • Option 2 – Idéalement, l’option 2 entrerait en jeu en même temps que l’option 1. Elle supposerait la création d’un comité de surveillance fédéral composé de personnes vivant avec le VIH et de représentants des gouvernements et du milieu juridique pour assurer que la directive formulée par l’ancienne procureure générale fédérale est mise en œuvre dans toutes les provinces.
    • L’option 2 pourrait se greffer à la coordination fédérale-provinciale-territoriale existante dans d’autres domaines, étant entendu qu’un tel comité devrait également être tenu de déposer un rapport annuel sur l’état du droit criminel et du VIH/sida, particulièrement en ce qui concerne la criminalisation de la non-divulgation du VIH. Cela pourrait également s’accomplir par le biais d’une meilleure coordination entre l’Agence de la santé publique du Canada et le ministère de la Justice en ce qui concerne le recours au système de justice pénale pour réglementer la santé publique.

Jennifer Kilty

Jennifer M. Kilty est professeure agrégée au Département de criminologie de l’Université d’Ottawa. Ses recherches portent sur la nature du genre de l'incarcération, la construction sociale des filles et des femmes criminalisées, les comportements autodestructeurs et la criminalisation de la non-divulgation du VIH.

Michael Orsini

Michael Orsini est professeur titulaire à l'École d'études politiques et Vice-doyen aux études supérieures à la Faculté des sciences sociales de l'Université d'Ottawa. Ses recherches sont en politique, notamment la politique de la santé et le rôle des mouvements sociaux dans les processus politiques. Il travaille aussi sur l’autisme, le VIH / sida et les maladies qui touchent les personnes marginalisées.

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