
Résumé

Les transformations qu’a connues l’économie mondiale ont créé un déficit de gouvernance en ce qui a trait aux grandes entreprises mondiales. En réponse à cela, les Nations Unies ont déployé des efforts pour élaborer un traité sur les entreprises et les droits de l’homme (le projet de traité). L’objectif est d’établir clairement comment les gouvernements et les personnes morales devraient s’assurer que la gestion des entreprises ne porte pas atteinte aux droits de l’homme. Dans sa version actuelle (2018), le projet de traité s’appuie sur des normes mondiales existantes, lesquelles ne sont cependant pas contraignantes. On prévoit que des négociations ayant des résultats tangibles se poursuivront au cours des prochaines années.
Bon nombre de pays en développement sont des partisans actifs du projet de traité. Inversement, de nombreux pays européens, ainsi que les États-Unis, affirment soit que le traité est inutile, soit qu’il risque d’être indûment restrictif. De même, bien que le Canada joue un rôle actif au Conseil des droits de l’homme, il a ignoré pour l’essentiel les travaux sur le projet de traité. Le présent mémoire soutient que l’engagement déclaré du gouvernement canadien à l’égard d’un ordre international fondé sur des règles va à l’encontre d’une position qui semble, aux yeux de beaucoup, maintenir un statu quo évitant l’adoption de règles applicables aux sociétés transnationales. Le Canada devrait se joindre aux négociations sur le projet de traité, sans ménager ses efforts pour améliorer le texte existant.
Enjeu
L’une des principales questions juridiques soulevées par le projet de traité concerne la question de savoir si les victimes de violations des droits de l’homme commises par une société transnationale dans un pays hôte peuvent faire l’objet de demandes de réparation dans le pays d’origine de la société (c’est-à-dire, le pays où elle est constituée en société). Il s’agit d’un enjeu majeur pour le Canada, car la majorité des sociétés minières mondiales sont constituées en société sur son territoire, et ce secteur est largement impliqué dans des violations des droits de la personne. De nombreuses causes sont déjà en instance devant les tribunaux canadiens, les plaignants alléguant que des sociétés minières canadiennes se seraient rendues complices de violations des droits de la personne à l’étranger. Le Canada a manifestement un intérêt dans la portée et le contenu de toutes les nouvelles règles internationales en ce domaine. De plus, le Canada dispose déjà d’une loi (découlant d’un traité de l’OCDE que le pays a ratifié) lui permettant de poursuivre sur son territoire les infractions de corruption commises par des entreprises canadiennes à l’étranger. Pourquoi ne pas accorder un traitement similaire aux entreprises impliquées dans des violations des droits de l’homme?
Contexte
La question des obligations des entreprises en matière de droits de l’homme est à l’ordre du jour mondial depuis la fin des années 1990. Des entreprises ont été accusées, entre autres, d’ignorer les conditions régnant dans les « ateliers clandestins » de leurs chaînes d’approvisionnement, d’avoir recours à du personnel de sécurité se livrant à des abus pour protéger leurs biens, d’être complices du déplacement forcé de communautés locales, de faire de la discrimination à l’endroit des employés ainsi que de se rendre coupables de complicité ou de tolérance à l’égard de l’intimidation et de la violence contre les militants et les membres des syndicats.
Face à ce constat sont survenus trois grands développements, soit :
- des poursuites dans nombre de pays d’origine contre des sociétés impliquées, y compris au Canada;
- des initiatives multipartites réunissant des entreprises, des ONG et des gouvernements pour convenir de normes (volontaires) dans des secteurs particuliers et de certaines formes de processus de certification pour assurer que les entreprises s’y conforment (p. ex., le « Processus de Kimberley » pour les diamants, la « Global Network Initiative » [initiative du réseau mondial] pour la protection de la vie privée en ligne, le « Pacte mondial des Nations Unies », les « Voluntary Principles for Security and Human Rights » [principes volontaires sur la sécurité et les droits de la personne] pour l’industrie extractive, etc.); et
- l’élaboration de normes mondiales, qui ont abouti à l’adoption en 2012 des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (les Principes directeurs).
Le Canada appuie, outre ces Principes directeurs, de nombreuses initiatives multipartites en ce domaine. Ces efforts ont progressé, mais ils restent essentiellement volontaires. En effet, les États et les entreprises peuvent choisir de se conformer ou non aux normes et aux principes convenus. Le Canada a également créé récemment un bureau de l’ombudsman pour promouvoir les pratiques exemplaires des entreprises canadiennes à l’étranger et statuer sur les plaintes déposées contre ces entreprises. Il est donc étrange qu’il se tienne à l’écart du projet de traité, lequel vise précisément le même problème.
Facteurs à considérer
La position d’opposition du Canada à l’égard du projet de traité semble être étroitement liée à la position similaire adoptée par les pays européens et les États-Unis. Ces pays sont mal à l’aise avec l’accent mis dans le projet de traité sur les sociétés transnationales (plutôt que sur l’ensemble des entreprises) et avec un effort qui vise à créer des règles internationales applicables aux acteurs privés plutôt qu’aux États. Ces préoccupations, parmi d’autres, ne sont pas sans fondement, mais le meilleur moyen d’y répondre est la négociation au cours du processus de rédaction. Ignorer ce processus pourra simplement mener à l’établissement de règles auxquelles le Canada s’opposera et pourra ne pas adhérer, mais qui pourront néanmoins établir des points de repère à l’échelle mondiale.
Comme beaucoup d’initiatives de l’ONU, le projet de traité est fortement politisé, les partisans et les opposants tombant largement dans les camps respectifs des pays développés et des pays en développement (ou du Nord et du Sud). Les pays où la plupart des sociétés transnationales ont leur siège social sont majoritairement opposés à cette initiative. Les pays du Sud considèrent le projet de traité comme un moyen de leur donner potentiellement plus d’influence dans leurs relations avec les sociétés transnationales. D’autres disent qu’il s’agit d’un stratagème cynique de la part de ces pays pour détourner l’attention de leurs propres piètres résultats en matière de droits de l’homme vers les entreprises privées. Cependant, la politisation de la question ne devrait pas faire oublier que l’adoption de meilleures règles s’impose et qu’une concertation des efforts en ce sens est une meilleure stratégie que de déplorer un processus quelque peu boiteux.
Recommandation
Le Canada devrait participer de façon sérieuse au processus en cours aux Nations Unies visant à conclure un traité sur les entreprises et les droits de l’homme. En se fondant sur les consultations avec l’industrie canadienne dans les secteurs clés et la société civile canadienne, Affaires internationales Canada devrait élaborer des positions sur les questions clés discutées dans le cadre du processus et s’engager à conclure un traité mondial efficace, juste et réalisable.

David Petrasek est Professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales à l’Université d’Ottawa. Anciennement conseiller spécial du secrétaire général d’Amnistie internationale, David Petrasek a beaucoup travaillé sur les droits de l’homme, les questions humanitaires et la résolution des conflits.