À l'époque de la Nouvelle-France, le geste suicidaire est un crime grave, qui mérite un châtiment exemplaire car il va à l'encontre de la volonté divine et choque les bonnes mœurs de l'époque. Si une telle réaction peut étonner, voire paraitre absurde aujourd'hui, il ne faut pas oublier que la tentative de suicide était punissable jusqu'en 1972 au Canada. Longtemps fondée sur la morale et le discours religieux, la répression pénale au tournant du 20e siècle prédomine lorsqu'il s'agit d'interpréter et d'agir sur le geste suicidaire. Ainsi, en 1925, un médecin montréalais refuse par exemple de venir en aide à une personne qui a tenté de se suicider au motif qu'il y a là scène de crime et que c'est à la police d'intervenir en premier lieu :
[...] Monsieur Savard m'a appelé à mon bureau; il m'a fait part qu'il y avait un homme de blessé à son hôtel, je m'y suis rendu immédiatement. Là on m'a dit qu'il y avait un homme qui avait essayé de se suicider; je n'ai pas monté droit immédiatement, je me suis dit je vais appeler le chef de police. J'ai téléphoné au chef de police, il s'est rendu sur les lieux et on est monté dans la chambre. Là j'ai vu monsieur [...] l'accusé, sur une chaise avec une entaille à la gorge.
Cependant, dès la fin du 19e siècle, le droit criminel doit progressivementcomposer avec l'émergence de nouveaux discours dominants que sont ceux de la médecine et de la psychiatrie. La réaction sociale au comportement suicidaire commencera à migrer du judiciaire au médical au sein même des cours de justice appelées à juger les personnes accusées de tentative de suicide, procédant ainsi de facto à une décriminalisation avant l'heure.
Longtemps considéré comme faute individuelle, voire un crime, le geste suicidaire est aujourd'hui perçu comme un "problème de société". En 2006, 42% de la population du Québec considérait le suicide comme "un geste acceptable" (Association québécoise de la prévention du suicide). Crime grave, offense à Dieu, faute individuelle, pathologie mentale, détresse psychologique, problème de société, voilà autant de visages que la société québécoise a associé au comportement suicidaire depuis la Nouvelle-France.
C'est l'histoire sociale de cette évolution des interprétations du geste suicidaire que nous souhaitons entreprendre. Plus particulièrement, nous voulons dégager une analyse à travers le discours même des principaux intéressés, des suicidés eux-mêmes et de leurs proches, pourl'ensemble d'une collectivité, le Québec, depuis 1763.
Or, si une telle étude reste possible auprès des proches de personnes qui se sont enlevées la vie dans un passé relativement récent, elle ne l'est plus lorsqu'il est question d'un passé éloigné. Prétendre interroger les principaux acteurs concernés par ce dramesocial (proches, officiers de justice, prêtres, médecins) ou le suicidé lui-même sur les raisons de son passage à l'acte; tenter d'établir des liens entre les motifs exprimés et l'évolution du contexte social, politique, économique ou religieux; étudier les états d'âme et l'évolution des attitudes face au geste posé ou encore analyser sur un temps long la réaction sociale à l'égard du suicide par l'entremise des différents témoignages pris sur le vif peut paraître impossible, sinon farfelu. Cependant, en y réfléchissant bien, il appert que cela n'est pas impossible.
En effet, depuis les débuts du Régime anglais, les cas de mortalité violente ou suspecte ou qui n'apparaissent pas naturels entraînent au Québec une enquête d'un officier de justice, le coroner. C'est le cas quand une personne est soupçonnée de s'être suicidée.Lors de son enquête, le coroner prendra les dépositions des proches du décédé, s'attardant sur ses dernières heures de vie, sur ses dernières paroles, sur les causes et motifs qui, selon eux, ont pu motiver son geste. C'est à partir de ces témoignages que nous serons à même d'analyser la réaction des principaux acteurs sociaux intervenant dans les dossiers par rapport au geste posé.
C'est d'abord à partir de l'analyse des dizaines de milliers de cas de suicide conservés dans les Archives du coroner depuis 1763 que nous entendons dégager une histoire de la réaction sociale des motivations, causes et attitudes de la société québécoise envers le suicide, qui passe de crime odieux à comportement jugé acceptable. Ces témoignages nous permettront en outre d'analyser les causes présumées du suicide par l'entourage et les officiers de justice ainsi que les raisons exprimées par les suicidés dans leur lettre d'adieu. Nous analyserons également les archives des institutions psychiatriques et juridiques qui ont légitimé une certaine explication du geste suicidaire et sa prise en charge au Québec au cours del'histoire, car nous considérons que c'est moins la société qui éclaire le suicide que le suicide qui éclaire la société.